Hiérarchie de contextes et servocommandes
Lorsque nous abordons l’entreprise, nous sommes face à un système humain qui, comme tout système, est hiérarchisé : rappelons qu’il comprend un ensemble d’éléments en interaction entre eux et avec leur environnement.
Par rapport à l’entreprise, qui constitue la totalité englobante, ces éléments sont considérés comme autant d’unités systémiques d’ordres ou de niveaux inférieurs.
Si nous considérons que l’entreprise [niveau (n)] est hiérarchiquement organisée en directions [niveau (n-1)], en départements [niveau (n-2)], en services [niveau (n-3)], en groupes de travail [niveau (n-4)], etc., chacun de ces niveaux peut être appréhendé comme un élément pour le niveau supérieur et comme un système pour le niveau inférieur.
Chaque unité systémique d’un niveau donné sera donc vu comme un ensemble d’éléments d’un niveau d’ordre inférieur en interaction, autrement dit, l’entreprise sera perçue comme un ensemble de directions en interaction, la direction forme un ensemble de départements en interaction, le département comme un ensemble de services en interactions, le service comme un ensemble de groupes de travail en interaction et le groupe de travail comme un ensemble d’individus en interaction (l’individu étant, dans cette optique, traité comme une unité systémique indécomposable, c’est à dire comme un système réduit a un seul élément).
Mais il convient de ne pas perdre de vue, comme cela a déjà été énoncé, que l’étude d’un système d’interactions inclut la prise en compte du contexte dans lequel ces interactions s’inscrivent (le contexte étant le milieu dans lequel le système se situe, le milieu étant constitué d’un ensemble d’éléments dont les attributs affectent le système ou sont affectés par lui).
Car en effet, c’est le contexte (et non pas le message) qui explique la nature de la communication (une interaction étant une séquence de messages échangés par des éléments en relation réciproque, le message étant une unité de communication).
Le sens des interactions entre éléments dépend donc du contexte dans lequel elles s’inscrivent ; le groupe de travail étant le contexte dans lequel s’inscrivent les interactions entre individus, le service étant le contexte dans lequel s’inscrivent les interactions entre groupes de travail, le département étant le contexte dans lequel s’inscrivent les interactions entre services, la direction étant le contexte dans lequel s’inscrivent les interactions entre départements et l’entreprise étant le contexte dans lequel s’inscrivent les interactions entre directions.
Ainsi, le sens des interactions entre individus découlent de plusieurs contextes hiérarchisés qui se trouvent dans une relation d’inclusion ascendante, c’est à dire que le contexte [niveau (n-4)] est surdéterminé par le contexte [niveau (n-3)], lequel est surdéterminé par le contexte [niveau (n-2)], lequel est surdéterminé par le contexte [niveau (n-1)], lequel est surdéterminé par le contexte [niveau (n)] ; cette surdétermination doit être perçue comme relative, car si elle était absolue, ii n’y aurait pas de conflits possibles entre niveaux.
Mais l’entreprise elle-même est en interaction permanente avec son environnement, contexte dans lequel elle évolue ; cet environnement, éminemment variable, contraint l’entreprise à s’adapter en permanence, condition nécessaire à sa survie.
L’entreprise peut donc se caractériser comme l’organisation d’un état stable menacé, en permanence, par des variations (phénomènes d’emballement ou de rigidification) de son environnement.
Ainsi, les contextes hiérarchisés de l’entreprise sont surdéterminés par les variations de l’environnement dans laquelle celle-ci évolue ; dès lors, on peut s’attendre à ce que ces variations affectent le contexte dans lequel évoluent les directions et, en respectant la hiérarchie des contextes, finissent par affecter le contexte dans lequel évoluent les individus, c’est à dire les groupes de travail.
Nous pouvons considérer, d’une part, que la notion de hiérarchie est présente dans toute approche qui s’inspire de la théorie générale des systèmes, et d’autre part, qu’il n’y a pas de groupe durable sans régulation des interactions par des distinctions de niveaux entre la totalité englobante et ses parties.
II faut comprendre que les modèles de régulation sont toujours liés à un système spécifique. Par exemple, les règles du jeu dans un service seront nécessairement toujours différentes, au moins légèrement, de celles d’un autre service: avec ou sans cravate, portes ouvertes ou fermées, etc. Rappelons que les règles du jeu ou figures de régulation ne sont pas des règles au sens habituel mais plutôt un ensemble de redondances permettant de réguler le système : le règlement ne représentant qu’une très petite partie de cet ensemble et, très souvent, la moins importante du point de vue de l’analyse.
Les régulations qui se rapportent à l’ensemble de l’entreprise ne peuvent pas être identiques à celles qui s’appliquent à un service.
II y a hiérarchie de régulation et il y a donc aussi hiérarchie dans la perception de ce que l’on peut appeler « indicateurs de contexte ».
Un exemple banal est la place réservée dans les parkings de l’entreprise : seuls certains emplacements sont ainsi réservés et ils indiquent sans beaucoup d’hésitation le niveau hiérarchique dans l’entreprise. Pour un employé de base, la lecture du contexte peut être « il y a les favorisés et les pauvres travailleurs » : cette lecture est correcte en elle-même.
Mais la lecture que le Directeur Général fera de ce contexte sera également correcte en elle-même.
Nous agissons toujours en fonction de notre interprétation du contexte. En fonction de l’endroit où nous nous situons, ce contexte prend une réalité différente et, par conséquent, il est extrêmement difficile de percevoir une situation en fonction de la lecture du contexte de quelqu’un d’autre.
Que signifie « le nécessaire effort de tous à la réduction des coûts dans une phase de perte de compétitivité » pour quelqu’un qui considère, le plus souvent avec raison lui aussi, qu’il travaille déjà de plus en plus pour un salaire qui stagne depuis longtemps ?
Espère-t-on vraiment qu’il « comprenne » d’autant que dans un contexte plus général (à un niveau d’abstraction supérieur) les bénéfices des entreprises ne cessent d’augmenter ?
Ce qui est mis en avant ici, ce n’est pas la logique de tel ou tel discours mais bien le fait que ces hiérarchies de contextes imbriqués « informent » successivement les individus sur la signification des évènements qui les préoccupent alors que les « explications », ou les messages méta-communicatifs, délivrés par exemple par un service de communication, ne pourront jamais contredire ces informations contextuelles.
Un élément important lié à cette discussion tient au caractère particulier du manager, employé de l’entreprise, dans un tel environnement.
II est amené à gérer le travail et les relations à l’intérieur de son équipe (groupe, service, division, département, etc.) en tenant compte des règles du jeu en vigueur dans cette unité systémique particulière.
II doit aussi être le relais de préoccupations plus globales à l’échelle de l’entreprise qui se traduisent généralement par des modes de régulation adaptés au niveau de l’entreprise.
Pris entre le marteau et l’enclume, il est confronté à la difficulté de devoir opérer des changements à l’intérieur de son équipe (groupe, service, division, département, etc.) sans rompre l’équilibre dynamique interne à cette unité systémique.
Nous abordons ici un niveau logique de changement d’un ordre supérieur à celui qui a été évoqué jusque-là.
Changement, nécessité et intervention
En effet, les changements produits au sein du système pour le soustraire aux perturbations de l’environnement sont réalisés à travers les « possibles » contenus dans les figures de régulation.
Ces changements constituent des modifications internes et passagères au système.
Ce type de changement a été dénommé « changement 1 » par les membres de « l’Ecole de Palo alto » : il repose sur un processus de régulation.
Mais parfois, les moyens de régulation internes au système n’arrivent pas (ou n’arrivent plus) à neutraliser les perturbations : il devient alors indispensable d’adapter l’ensemble au nouvel état créé par ces perturbations, au risque, sinon, de disparaître.
Cette adaptation a un nouvel « état interne » constitue ce qui a été dénommé « changement 2 » (ou changement systémique) par les membres de « l’Ecole de Palo Alto » : il repose sur un processus de transformation.
Il ne s’agit plus d’une modification temporaire à l’intérieur du système, mais d’un changement de la norme (d’une des normes) d’équilibrage du système : un changement de changement.
Ces changements systémiques sont plus lourds à mettre en œuvre que les changements 1 puisqu’ils ne peuvent pas être alimentés par les réservoirs de comportements ou de régulations habituels : si la norme elle-même est modifiée, ses marges de tolérances le sont aussi et il faut dès lors que d’autres modes de mesure et de feedback soient adoptés, etc.
Nous nous trouvons dans un cas relativement comparable lorsqu’un niveau de régulation supérieur impose un changement à une unité systémique d’ordre inférieur.
Pour cette unité systémique, le niveau de régulation supérieur et son imposition constituent des perturbations externes : il est logique qu’elle cherche à mobiliser ses capacités de régulation internes.
Du point de vue du niveau supérieur, cela est le plus souvent incompréhensible et connote comme une mauvaise volonté, voire une trahison, bref, en tous cas, comme de la résistance au changement.
On voit bien comment cette résistance au changement peut être analysée de façon complètement différente selon que l’on se place à tel ou tel niveau d’analyse.
La position du manager, employé de l’entreprise, se trouve à la frontière des niveaux évoqués et doit commander une perturbation pour assurer un maintien de l’homéostasie globale.
On conçoit combien la situation peut être ambiguë, et d’autant plus tendue, si les difficultés à accepter un changement imposé sont perçues par certains comme de la résistance au changement et donc de la mauvaise volonté ou de l’incompréhension.
Car bien sûr, accuser de mauvaise volonté un individu qui fait, selon son point de vue, exactement ce qu’il convient de faire, ne peut manquer de rendre l’accusé peu ouvert aux prochaines sollicitations.
Des lors, on ne peut que s’interroger sur le discours ambiant mettant « le changement » au cœur de la performance de l’entreprise et au sommet des capacités des individus.
Nous venons de voir que le changement en soi n’a pas de sens, d’autant qu’on ne peut parler de changement sans parler de permanence : la nécessité du changement dépend du contexte et du niveau d’équilibre recherche.
Le discours en effet produit suppose que les personnels deviennent de plus en plus autonomes, souples, flexibles, adaptables, ouverts au changement et qu’admettre ou supporter une attitude contraire serait, au mieux, de l’aveuglement paresseux, et au pire, de l’opposition active au monde moderne et à la survie des entreprises.
Cela correspond exactement aux injonctions paradoxales du type « soyez spontanés » : on ne peut pas impunément contraindre des individus à être autonomes, etc.
Ce n’est certainement pas un hasard si les questions de stress, de harcèlement moral et autre fatigue au travail (ré) apparaissent comme préoccupations dans le monde professionnel.
N’y voir qu’un effet de faiblesse individuelle, le lecteur l’aura compris, n’est absolument pas envisageable dans une perspective interactionnelle.
Entreprise, interactions et communication interne
En guise de conclusion à ce bref aperçu d’une approche systémique et communicationnelle de l’entreprise, nous voudrions terminer en évoquant la place de la communication interne dans cette perspective.
Rappelons d’abord que cette approche systémique et communicationnelle permet l’accès à l’étude de tous les objets de l’entreprise. L’objet général de l’étude est constitué par des interactions entre un ou plusieurs éléments et un ou plusieurs contextes. Braquer son regard sur l’individu, le groupe, l’entreprise dans son ensemble, les rapports sociaux, le management, etc. est le fait de l’observateur.
II y a toujours, entre observateur et objet observé, une interaction qui ne peut être ni abolie ni niée : l’objet de l’étude est créé par l’observateur et on peut simplement supposer qu’il constitue un élément pertinent pour les préoccupations qui sous-tendent la recherche.
Les prémisses théoriques définissant leur champ de recherche, nous n’aurons donc aucun problème à investiguer les relations interpersonnelles, collectives, organisationnelles dans le champ des entreprises.
Etant donné que les interactions sont productrices d’informations pour des organismes vivants qui peuvent les traiter pour corriger ou confirmer leurs comportements, nous sommes donc dans un monde de production et de traitement de l’information à travers les interactions, un monde de communication !
Nous avons vu que les systèmes de communication, dont les entreprises, s’auto-organisent par des figures de régulation afin de stabiliser leurs comportements auteur de normes, aboutissant ainsi à un équilibre homéostatique.
Du point de vue de l’observateur, ces figures de régulation seront toujours la clé de compréhension du système, en fonction du niveau d’observation choisi.
Selon la question posée, la situation présentée ou encore la demande exprimée, il conviendra de rétrécir ou d’élargir le contexte dans lequel inscrire l’analyse.
L’investigation se déplacera donc de niveau de contexte en niveau de contexte supérieur dont la pertinence est liée à la question posée, la situation présentée ou encore la demande exprimée.
A présent, que pouvons-nous dire brièvement de la communication interne?
Le concept de communication interne est, de fait, une autre façon d’exprimer l’existence d’un système de communication.
Personne ne peut se prévaloir de créer de la communication interne, dans l’entreprise pas plus qu’ailleurs : selon Ray L. BIRDWHISTELL, « on ne communique pas, on prend part à une communication ».
La communication, répétons-le encore, est inhérente aux interactions.
A l’évidence, la communication interne est une fonction créée spécifiquement, ou existant de fait, dans l’entreprise et qui vise à produire des actions volontaires au sein du système de communication : il s’agit alors d’une intervention sur le système, de la recherche d’une induction commandée de changement.
Cela revient à dire, en quelque sorte, que certains éléments de l’entreprise considèrent que l’état communicationnel du système n’est pas satisfaisant, de leur point de vue, et qu’ajouter ou retrancher de l’information au système serait une bonne chose.
Cette capacité de prescription ne peut venir, bien sûr, que des organes de direction de l’entreprise, les objectifs visés étant liés à ceux du management.
II s’agit bien de l’intervention d’un acteur spécifique vis-à-vis des autres acteurs au sein d’un système qui dispose déjà de ses propres capacités de régulation et de feedback : il y a clairement tentative de modifier l’équilibre des interactions au sein de l’entreprise.
La communication interne sera alors généralement constituée par la production organisée de messages à propos de l’entreprise, une métacommunication en quelque sorte.
La question sera alors de comprendre quels types de positions dans l’interaction ces messages cherchent à imposer et comment ils sont perçus par les individus.
Si ces messages reflètent essentiellement une insistance du point de vue d’un acteur particulier de l’entreprise, le centre-message (ou retro-information) est plus qu’évident : « ils disent qu’ils nous informent, mais en fait ils font de la propagande : l’information du service de communication interne n’est pas crédible ».
Ce qui est tout de même un comble.
Car le message principal de tout service de communication interne est le suivant : « Parmi tous les messages et toutes les informations qui circulent dans l’entreprise, il n’y en a pas qui soient suffisamment complets ou corrects : en conséquence, nous allons vous informer».